Destination : 98 , Destination secrète.


Pas la peine d’en faire tout un fromage !

Louise avait fini par épouser Marcel.

Un bien bel homme pour un Français ! avait dit sa mère.

Ses soeurs, mariées dès leur plus jeune âge et toutes en charge de tribus nombreuses et bruyantes, avaient manifesté leur contentement. Encore célibataire à trente ans, ça faisait un peu tache pour la réputation de la famille. Il était temps que les choses rentrent dans l’ordre.

Marcel était ouvrier aux Chantiers Navals de Toulon, en passe de devenir contremaître. C’était une vraie situation, bon salaire et garantie de l’emploi, ce qui avait emporté l’adhésion de sa belle-mère. Bien mieux que maçon, avec les intempéries, les difficultés d’embauche, le marché qui connaissait des hauts et des bas.

Louise s’était adaptée avec un peu de difficultés au mode de vie de Marcel. Avec lui, tout devait être extrêmement réglé, méticuleusement rangé. La vie était rythmée par la sirène des Chantiers. Sept heures, midi, deux heures, cinq heures. Après le travail, Marcel passait une petite heure dans son fauteuil pliant, sur le balcon, à lire le journal, sans qu’on puisse le déranger. Puis il se faisait servir l’apéritif. Le dîner était pris à sept heures précises. Les actualités à la télévision, une petite promenade digestive, quelque soit le temps, dans le quartier, deux pâtés de maison, contourner le stade jusqu’au boulodrome, regarder deux minutes, chemin inverse et au lit.

Louise regrettait un peu sa vie antérieure, avec tous les moments passés assise sur le pas de la porte, à éplucher les légumes en devisant avec les voisines, en riant et commérant. Les soirées également, la plupart du temps si animées, si gaies, avec la table ouverte à tous ceux qui passaient. Dans la tradition italienne dans laquelle elle avait été élevée, la vie avait parfois un aspect un peu désordonné, convivial, ouvert à l’imprévu, le plus souvent joyeux, un peu bruyant.

Maintenant, c’était beaucoup plus calme, un peu trop à son goût. Ils avaient peu d’amis, sortaient rarement, sauf le dimanche, pour aller rendre visite à la famille : une fois chez la mère de Louise, la semaine suivante, chez les parents de Marcel. Louise passait son temps à tenir sa maison propre, à s’occuper des plantes qui ornaient son balcon, à mijoter des repas pour son petit mari. Elle s’ennuyait un peu, mais sa vie était honnête - c'était important, ça - et tranquille.

Elle n’avait d’ailleurs pas à se plaindre. Marcel était très gentil : une crème de mari ! Jamais brutal, très calme, toujours d’humeur égale, pas coureur de jupons non plus... Elle l’aimait bien, elle était mieux tombée que certaines de ses soeurs.

Une seule chose l’embêtait. Marcel était assez difficile sur la nourriture. Par-dessus tout, il détestait le fromage.

- Rien que d’en voir, ça me rend malade, ça me donne des boutons, de l’urticaire. Alors, tu imagines un peu, si j’en avalais. Je ne le supporterais pas. Directement aux urgences ! La seule fois où j’en ai ingurgité, quand j’étais petit, j’ai failli y passer, j'ai mis trois jours à m’en remettre. Je te jure, trois jours !

Il s’étranglait à l’évocation de ce souvenir. Le médecin, à l’époque, aurait même dit qu’il pouvait en mourir, si jamais on l’obligeait à en ingérer.

Louise avait été catastrophée lorsqu’il lui avait dit ça, mais n’en avait rien laissé paraître. Elle avait appris à être soumise à l’homme. Elle s’était d’ailleurs mise à la cuisine française pour lui faire plaisir. Mais comment cuisiner, c’est-à-dire « vraiment » cuisiner, sans fromage ? La chose s’était mise à la torturer. Pire encore que d’imaginer des plats sans huile d’olive ! Pas moyen de préparer des cannelloni sans parmesan, impossible d’envisager les aubergines à la parmesane sans fromage, ni le pesto, ni même la polenta… Encore que, pour certains plats, le fromage pouvait bien sûr être servi séparément. Mais pour les cannelloni par exemple, ça se révélait carrément impensable, c’était même presque révoltant!

Les cannelloni avait toujours été le plat de fête dans sa famille. Toute jeune, elle avait appris les gestes nécessaires à la confection de ce mets et de bien d’autres encore : macaroni, ravioli, lasagnes… Une bonne mamma italienne se devait de savoir préparer les cannelloni, c’était une de ses principales missions sur terre !

Le problème se posa vite concrètement. Peu de temps après le mariage, c’était l’anniversaire de Dora, la soeur de Louise. Dora raffolait des cannelloni et demanda à Louise, d’un ton enjôleur, de lui confectionner son plat préféré pour cette occasion. Impossible de lui résister, naturellement.

Il fallait presque une journée de travail pour la pâte, la farce, une succession de gestes longs, appliqués… Louise aimait faire ça et s’y mit sans s’interroger particulièrement au début. Pendant qu’elle pétrissait, malaxait, pliait la pâte, en contrôlant attentivement sa souplesse, elle dressait dans sa tête la liste des ingrédients qu'elle irait acheter, pendant que la pâte reposerait sous le saladier.

Il lui fallait des oignons, de l’ail, bien sûr et elle n’avait plus d’origan. Elle buta rapidement sur le problème du parmesan, le tourna et le retourna au même rythme que la boule de pâte. Non, elle n’en achèterait pas. Mais quelle marque prendre ? La question lui venait alors même que sa résolution lui semblait inébranlable. Elle ne voulait pas trahir son mari, mais la situation était cornélienne.

Abattue, elle s’assit sur le tabouret et réfléchit, la tête dans les mains. Elle se sentait très malheureuse. Elle allait causer une peine énorme à sa soeur, ou se faire répudier par son Marcel. La vie était injuste. Pourquoi elle ? A quoi bon tant d’efforts pour être une bonne fille et une épouse exemplaire quand 80 grammes de parmesan pouvaient, à eux seuls, flanquer toute une vie en l’air ?

Elle resta là quelques temps, sans bouger, comme anesthésiée. Immobile, absente.

Au bout de quelques interminables minutes, elle se leva enfin. Sa décision était prise. Advienne que pourra !

La suite fut facile. Louise se sentait plus légère d’avoir réussi à trancher dans l’épineux problème qui se présentait à elle. Bon, ça demanderait un peu plus de travail, mais le calme conjugal et familial était à ce prix.

Elle se mit à l’ouvrage avec entrain. Elle hacha l’oignon, l’ail, le persil, les mit à frire doucement dans l’huile, rajouta la noix muscade, l’origan, le basilic. Dans une autre poêle, la viande hachée cuisait doucement. Tout se déroulait parfaitement. Elle avait déjà découpé les bandes de pâte, préparé la sauce tomate.

Pendant que le mélange refroidissait, elle sortit les plats dans lesquels elle allait disposer les cannelloni tout à l’heure.


Elle ajouta le parmesan et l'oeuf, mélangea le tout avec énergie, bourra les cannelloni avec la farce épaisse et arrangea les ingrédients dans les plats. Au moment de saupoudrer l’ensemble avec du parmesan, elle s’abstint cependant sur un des plats : il fallait que son crime demeure invisible. Pour le reste, elle comptait sur l’ignorance de Marcel en matière de cuisine italienne pour faire passer la sauce !

Au moment du repas, Marcel posa la question habituelle et quotidienne :

- Il n’y a pas de fromage, au moins, dans ce plat ?

Avec un aplomb dont elle ne se serait jamais crue capable, elle affirma que non, bien entendu. Elle lui avait réservé un plat, exclusivement pour lui, sans la moindre trace de fromage. Sa voix ne l’avait pas trahie, elle se demandait encore par quel miracle.

Elle servit Dora, Antonio, son mari, ses neveux Livia, Pierluigi et Mario. Marcel eut droit au plat « sans » fromage.

Le repas fut très réussi : les cannelloni étaient exceptionnels, comme d’habitude, l’Asti, spumante comme il se doit. Marcel était même enjoué, ce jour-là, au diapason avec ses invités. Louise l’observait à la dérobée, un peu inquiète, pendant qu’il se délectait. Allait-il s’écrouler d’un coup sur la table, vert et bavant ? Mais il ne se passa rien. Il ne s’aperçut pas de la présence du fromage et la félicita, au contraire, pour l’extraordinaire saveur de son plat.

- Quand même, vous autres Italiens, vous vous y entendez en cuisine !

A partir de ce jour-là, elle décida de cuisiner comme avant. Elle portait sur son mari un regard infiniment ambigu, entre le respect et l’amusement. Les hommes, ça se croit si fort, si imbattable et nous, les femmes, avec notre air de rien, on les berne comme on veut. Elle s’abstenait seulement de mettre du fromage visible : aucun gratin avec du parmesan dessus. Tout à l’intérieur…

Pendant cinquante ans, elle s’en tint à son plan. Elle mettait du fromage systématiquement partout. Elle répondait à la question quotidienne – Marcel était méthodique, rituel, parfois un peu répétitif, il faut bien l’avouer. Ca faisait partie de son charme : il ne laissait rien au hasard. La réponse lui venait le plus naturellement du monde au fur et à mesure.

- Mais bien sûr que non, arrête de te manger les sangs, Marcel ! Je sais bien ce que je dois faire. Est-ce que tu m’imagines faisant une chose pareille ? Depuis le temps, enfin, Marcel !

Et lui, rassuré, se portait comme un charme, attribuant sa grande forme aux dix minutes de marche qu’il faisait par jour et surtout, surtout ! à une alimentation vraiment saine.

Tout ça, c’est Louise qui me l’a raconté. J’ai aménagé il y a peu de temps sur le même palier et le fait que je sois italienne nous a aussitôt rapprochées. Elle vient discuter avec moi, entre le repas de midi et deux heures moins cinq, pendant la sieste de son Marcel. Il est à la retraite, maintenant, mais il veut pouvoir être sur son balcon, avec elle, pour entendre la sirène des Chantiers, celle de deux heures. Je suis la seule personne à qui elle ait fait part de ce qu’elle appelle son « crime ».

Elle s’est avouée préoccupée cependant. L’âge venant, elle commence à s’interroger sur ce qu’elle a fait, à se demander si c’était vraiment bien loyal. Elle y pense le soir quand elle se couche et même la nuit, au cours de ses nombreuses insomnies.


Certaines fois, elle en parle avec une certaine fierté : elle n’a pas trahi la cuisine italienne et ça, c’est quand même essentiel. De plus, il ne s’est jamais aperçu, ni plaint de rien. Elle a respecté ses origines sans lui nuire, au fond. Le fromage doit sans doute constituer un fortifiant exceptionnel : Marcel jouit en effet d’une robuste santé.

Par ailleurs, elle lui a menti toute sa vie : depuis cinquante ans déjà, il la croit honnête, fidèle et aimante à ses côtés. Elle se sent indigne, dans des moments de doute, avec sa supercherie à répétition. Fidèle et aimante, là, elle a fait de son mieux, mais comment s’arranger avec le double-jeu permanent qu’elle lui a mené, toutes ces années durant?

En outre, elle se demande si elle peut finir sa vie comme ça, dans le mensonge. Ne pas le lui dire, rester sur cette tromperie ? Mais après tout, son histoire, c’était vraiment du caprice sans fondements, du cinéma. La preuve ! Il n’en est pas mort…

Vraiment pas la peine d’en faire tout un fromage ! dit-elle en riant.

Un jour, elle arrive chez moi avec une mine réjouie.

- Ca va, Louise ?

- Oui, vraiment très bien. Je me sens mieux, je sais ce que je vais faire.

Voilà : quand je serai sur mon lit de mort, je l’appellerai et je lui dirai : « Marcel, il faut que je te dise, je t’ai toujours mis du fromage dans tes cannelloni ! » Je ne lui raconterai pas que j’en ai mis ailleurs, mais les cannelloni, je lui préciserai bien qu’on ne peut pas – elle insistait sur le « peut » - les cuisiner sans parmesan. « Excuse-moi, Marcel, je ne pouvais pas faire une chose pareille ! C’était absolument impossible. Comprends-moi et pardonne-moi, si tu le peux. » Voilà ce que je lui dirai.


Quelques jours plus tard, elle est partie un matin faire ses courses, à dix heures, comme à l’ordinaire. Je l’ai croisée dans l’escalier et elle m’a dit avec un petit clin d’oeil malin:

- Je n’ai plus de parmesan à la maison, je vais en acheter !


Vingt minutes après, j’ai entendu la sirène des pompiers dans la rue principale.

Louise a été ramassée, inconsciente, sur le trottoir. D’après les témoins, elle s’est écroulée d’un coup, presque tranquillement. Elle est morte pendant son transfert à l’hôpital.

On a remis à Marcel son panier à provisions vide, son porte-monnaie et la liste de commissions qu’elle avait sur elle : cinq petites lignes sur un bout de papier déchiré.


- xxx

- tomates (4)

- basilic

- tranches de jambon blanc (2)

- baguette paysanne (1)

Christine C.